A suivre… par Claude Kovatchevitch

En guise d’introduction

Je n’ai vécu que quelque mois de ma vie d’adulte dans un de ces grands ensembles bâtis dans les années 60 en périphérie des villes.

Mais comme je suis lyonnais et géographe de formation, je connais bien leur histoire, qui s’inscrit à la fois dans celle de l’architecture et de l’urbanisme et dans celle plus large, plus complexe, de la société française.

La Duchère, comme les autres Zups de France, a permis de loger dans des conditions de confort réservées jusque là à une minorité, une partie beaucoup plus large de la population. On connaît la suite. Au fil des ans, les grands ensembles, symboles des « trente Glorieuses » vont devenir des espaces de relégation et d’exclusion. Des actions généreuses seront menées, toujours insuffisantes. On se souvient de Banlieues 89…la crise continue.

Pour autant, ces quartiers ont une résonance particulière en moi.

Mes grands parents paternels sont arrivés en France au début des années 20. Ils ont fui la Yougoslavie, dans l’espoir de trouver la richesse et la liberté. Classique. Ils finiront ouvriers, pauvres mais libres. Ils ne retourneront jamais en Yougoslavie.

Même si leurs vies et celles de leurs enfants n’ont rien à voir avec celles des immigrés des années 60 et 70, particulièrement ceux du Maghreb, les similitudes sont nombreuses.

Ma participation, en tant qu’auteur au projet de « Musée éphémère » est l’occasion pour moi d’évoquer leur mémoire.

Le texte qui suit est une étape d’un travail en cours. Bonne lecture.

Claude Kovatchévitch, Lyon, décembre 2007

EST/OUEST

« C’est à mi-chemin de Marseille et de la frontière italienne, un grand hôtel au crépi rose, qui se dresse orgueilleusement sur les bords charmants de la Riviera. Une rangée de palmiers éventent avec déférence sa façade congestionnée, tandis qu’une plage aveuglante s’étend à ses pieds. »

Francis Scott Fitzgerald, 1934

4 octobre 2007, St Martin de Londres.

Je suis dans ma voiture, devant la cave coopérative. Le Languedoc, ses plages, ses vignobles.

Il a plu, il fait gris.

Je suis passé par cette petite route qui serpente dans le chaos de blocs calcaires entre l’Hortus et le pic Saint Loup. J’ai roulé doucement, la route n’est pas large. Des nuages enveloppaient le sommet du Pic.

Paysage à mille lieux de la Duchère. On se croirait au bout du monde, à une autre époque, la préhistoire peut-être ?

J’ai rendez-vous avec mon binôme tout à l’heure, à Montpellier. Mon binôme…je ne le connais pas, Caro Corbex, juste son nom, que je trouve étrange, un peu comme le mien.

Je pense au film de Godard « Deux ou trois que je sais d’elle ». Elle, la banlieue, Caro Corbex. Portrait de ville, portrait de femme.

7 octobre 2007, Labeaume

Calcaire faillé, grottes, défilés, lapiaz…relief karstique.

Karstique. De Karst : nom d’une zone de plateaux calcaires de Yougoslavie.

Karstique, mot d’origine yougoslave comme mes grands parents paternels.

Ils sont arrivés en France au début des années 20. Ils fuyaient un pays pauvre et arriéré. Ils rêvaient d’Amérique, ils se sont arrêtés en France.

Je ne suis jamais allé en Yougoslavie. D’ailleurs, je n’irai jamais ; ça n’existe plus.

Reste les images, inventées pour la plupart.

Et un nom, bizarre mélange d’italien et d’espagnol, Monténégro, qui désigne un petit pays, que personne ne connaissait avant la sale guerre qui a mené à la partition de la Yougoslavie.

Un petit royaume fait de cailloux et de forêts profondes, comme dans les comtes de fées.

12 octobre 2007, Lyon

1962. La Duchère accueille les rapatriés d’Algérie. Des immigrés mais avec une carte d’identité française. Situation étrange, et douloureuse. Ils seront suivis par d’autres, dont la situation sera moins étrange, mais pas moins douloureuse.

Je suis petit fils d’immigré. Deuxième ou troisième génération, je n’ai jamais compris. Comme beaucoup de français d’ailleurs, à un moment on ne compte plus.

Tous les immigrés sont les mêmes, toutes les immigrations sont les mêmes. Les gens partent, plein d’espoir. La situation économique et la marche du monde font le reste. En ce moment, ça ne marche pas fort, en tout cas en France. Espoirs déçus.

Mes grands parents, orthodoxes, chrétiens orthodoxes, sont allés vite en besogne pour abandonner leur culture, leur langue, leur religion. Ils ont envoyé leurs enfants au catéchisme, passés vite fait dans les mains de l’église catholique et romaine. Parce que c’est comme ça. On est en France et en France on est catholique, dixit ma grand-mère. Merci Mémé.

Résultat, mon père n’aime pas les curés. Intégration réussie, on est en France, que diable !

16 octobre 2007, Lyon

Quartier de la Gare, Trept, Isère. 1939.

Oubliés la langue, le pays, d’abord survivre. On ne retourne pas au bled. Le bled c’est devenu un village du Dauphiné. Il y a des usines, des italiens, des espagnols, des arméniens. L’alcool permet d’oublier les espoirs déçus. Les femmes s’occupent des enfants, tant bien que mal.

La guerre à nouveau – the World War II.

A l’usine et dans les bistrots, le conflit continue, à petite vitesse. Les italiens aiment Mussolini et tout le monde déteste les boches. On s’engueule en s’envoyant des insultes racistes à travers la gueule. Tous savent que la modestie de leurs existences les protège des malheurs de l’Europe et du monde. Ils ne sont pas français et attendent que tout cela finisse.

Ma grand-mère devient apatride. La Serbie n’existe plus, son passeport n’a plus de sens. Ne lui reste que l’espoir de devenir française, un jour prochain.

Elle meurt le 19 décembre 1982. Sans nationalité.

/…/

8 décembre 2007, Lyon

Je sors du métro. Station Bellecour. Je remonte la Rue de la République comme on remonte le courant. Piètre nageur, j’ai toujours aimé l’eau, synonyme de liberté et de sensualité. L’eau ce soir c’est la foule. Une foule de gens frigorifiés, habillés pour l’hiver. Eros n’est pas de la partie. Je croise des regards qui hésitent entre l’étonnement et la panique. Le mien ne doit pas être beau à voir ; je suis en colère et un peu triste. J’ai peur mais je lutte pour m’échapper, trouver la sortie dans cette Presqu’île lyonnaise que je connais si bien, si familière d’habitude.

Le 8 décembre, à Lyon au début des années 50. Mes parents, jeunes mariés, se sont installés à Lyon. Ils travaillent tous les deux et ont enfin trouvé un appartement, un petit deux pièces à la Guillotière. Enfin chez eux après des mois de meublés, et de chambre chez l’habitant ; la crise du logement, celle de l’après guerre, d’avant les grands ensembles comme on les appellera. Mon père invite ma grand-mère à Lyon pour passer la soirée admirer les illuminations. Ils sont tous les trois, Rue de la République enguirlandée pour Noël. Les boutiques sont prêtes : les guirlandes lumineuses étreignent les saucissons, les automates s’animent aux milieux des jouets…Ma grand mère s’arrête devant chaque vitrine, les yeux écarquillés devant les lumières et les décorations de Noël.

Devant ce spectacle, elle dit à ma mère « C’est tellement beau. Il faudrait payer pour voir ça ».

A SUIVRE…

Articles relatifs

Comments are closed.