Entretemps 2

Lors de notre deuxième rencontre, c’est moi qui visite son nid. Les enfants sont à l’école, Marie-Noëlle me fait du thé accompagné de Spéculos (sablé belge au beurre, vergeoise, chicorée, cannelle et muscade), saurait-elle déjà sonder mes talons d’Achille ? Elle me parle de son projet, « notre projet » dit-elle. Surprise ! La Juingle, le Douanier Rousseau, la Duchère, des plantes qui asphyxient les loggias pour donner de l’air et des ailes à celui dont les chaussures sont trop lourdes pour aller bien loin, pour lester celui qui ne sait plus regarder de près.

Je feuillette le livre consacré aux tableaux du promeneur du jardin zoologique ; je me souviens, j’étais encore en primaire, en sortie scolaire, la jungle sortait du mur. Contrairement aux autres œuvres qu’on nous disait d’admirer et qui me semblaient être des territoires de grands, hors de ma portée, avec police des frontières, celle-ci me clignait de l’œil comme Madame José dans son magasin de bonbons. Il n’

;y avait pas besoin de réfléchir, ni de reboutonner sa veste avant d’entrer, on fonçait dans les hautes herbes et les fleurs de quatorze juillet en criant à tue-tête, sans cérémonie, en se goinfrant de cocos, de réglisse et de frites qui piquent. Le jaguar avait la peau d’un doudou et le tigre ronronnait comme un poêle. Un singe m’a mordu le soulier pour m’inviter à le suivre plus avant dans le taillis. J’ai pris peur, quelle rigolade ! Henri Rousseau, c’est le premier nom de peintre que j’ai appris. J’ai grandi et compris qu’il valait mieux taire cette première graine de culture afin d’éviter de passer pour un demeuré. J’ai empli ma besace de noms plus convenables – Picasso, Modigliani, Monet, Miro, Schiele – et remisé le naïf du Jardin des Plantes avec mes figurines Panini à la cave.

Je regarde Marie-Noëlle et ne dis rien, ou plutôt si, je lui parle de ce mot surpris : sur-pris. Mon travail d’écriture ne parle-t-il pas de ce temps morcelé que l’on veut sans cesse charger davantage jusqu’à oublier l’essentiel ? Je biaise alors que je devrais lui gueuler ma reconnaissance à réparer cette grande injustice qui fait que l’on a honte de ses premières amours. Entre-temps : je redeviens ce petit garçon qui ne veut que courir dans le feuillage vert, jaune et rouge d’un halluciné, en se fichant bien du qu’en-dira-t-on de la respectable République des Lettres. Et en ne sachant fichtrement rien de comment vais-je remplir ma mission …

Le lendemain soir, je saute à regret le vernissage des Portraits Réfléchis de Marie-Noëlle au Pôle Optique de Saint-Etienne. Elle photographie des personnes dont la vue nécessite des lunettes avec une lentille sur l’objectif correspondant à leur correction optique. Ce sont souvent de grandes toiles de couleurs où l’enfant, l’homme et la femme apparaissent dans une écume non homogène de flou. Leur vision circulaire altère les formes en long et /ou en large avec des rayons qui percent parfois le nuage. Le tourbillon de pensées qui habite les hommes s’expose ainsi dans le dédale de couloirs feutrés (j’ai le catalogue). J’aime particulièrement le portrait de Balthazar sortant des eaux turquoise de la Méditerranée avec son bras replié sur les yeux, la main entourée d’un halo de lumière qui se reflète sur l’épaule. Comment ne pas croire ainsi que les yeux façonnent notre perception de la vie ? Chaque personne dévoile son caractère en exhibant ainsi sa part distordue du monde et crie pour tous l’océan des doutes et des questions qui nous immerge. On voit comment chacun se débrouille pour boire la tasse le moins souvent possible. En même temps, toute l’œuvre est très paisible. La tempête dans un verre d’eau, n’est-ce pas là ce que nous sommes ?

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