Entretemps 7

Le jour des morts, nous nous payons en amoureux la grande boucle du sentier pédestre Vaise Duchère. J’ai emmené mon chien pour faire coup double ; aérer ses poils et mon stylo. Nous partons de la tour panoramique, tournesol en béton de cent mètres de hauteur dont chacun a rempli ou non les alvéoles, ce qui lui donne un équilibre aléatoire assurément bien humain. Nous traversons le plateau dépenaillé qui bientôt, le GPV l’assure, bruissera d’immeubles coquets, de commerçants volubiles et de fontaines rieuses. Nous passons entre le lycée La Martinière sommé de s’ouvrir au quartier et le pôle sportif de Balmont niché dans les vestiges du fort militaire. Les angles des fortifications en étoile subsistent ; la nature y déborde et panse les mauvais souvenirs – la fusillade des résistants par les nazis, le rapatriement chaotique d’Algérie. Vegas, mon chien, tire comme à son accoutumée ; ce mélange d’Husky et de Labrador, pure race SPA, comprendra-t-il un jour que je ne suis

pas son traîneau ? Délicat, il pose sa crotte au milieu d’un tas de feuilles. J’imagine une cohorte de gamins tapant du pied dans ces feuilles mortes se maculant inopinément de merde canine. Pourvu qu’ils y mettent le pied gauche. Vegas le bienheureux remue la queue ; il a l’œil des innocents qui aiment sans restriction leur prochain. Cette crotte, j’en suis sûr, c’est de l’eau bénite. Marie-Noëlle est dubitative. Nous sommes au pied de la barre de l’avenue Andrei Sakharov, j’ai l’impression d’être observé ; ma dissidence n’est pas glorieuse et empeste sévèrement, je hâte le pas et tire mon chien pour éviter la récidive et les représailles. Nous longeons le Ciné-Duchère, aménagé dans l’ancienne église de Balmont, fleuron de l’architecture des années soixante. Tapie au sol, sa flèche en forme de pyramide semble s’élever bien au-dessus des immeubles immenses qui l’entourent. Il n’en est rien, c’est une partie de poker entre croyants et non-croyants, spiritualité et laïcisme. Ce bunker incarne les voies impénétrables hier du seigneur, aujourd’hui de la culture ; c’est un ours mal léché, finalement assez joueur, assurément irrévérencieux et fiable. Nous suivons le papillon du sentier pédestre, nous arrêtant à chaque petite plaque pédagogique : les hérissons, les écureuils, les mouches, les abeilles, … Marie-Noëlle, fille de chasseur, peste contre la célébration des « nuisibles » ; la pie, la corneille, le sureau, l’ortie. Je m’interroge sur le message subliminal ; les communicants ont-ils voulu honorer des espèces maltraitées pour regonfler les habitants de ces barres quant à leur propre estime ? Nous longeons l’immeuble de Balmont dont l’extrémité est rognée pour, je suppose, en faire une habitation plus humaine. L’ampleur de la tâche n’est pas mince, le béton ne s’enlève pas facilement. Les blocs de gravats disent le poids du passé. Je comprends que l’implosion est plus rapide que le grignotage, reste le chantier, immense, de l’évacuation et du recyclage. Nous pénétrons dans les balmes. Le petit kiosque à musique raconte ses histoires d’un autre siècle et d’une autre noblesse. J’ai toujours quelque difficulté à entendre que l’ensemble de ces terres appartenaient jadis à une simple poignée de fortunés. C’était l’époque où un roturier pouvait payer de sa vie une idylle avec une jeune fille en fleur de haute lignée. Un pouvoir féodal qui imposait l’omerta dans le sang et festoyait avec raffinement en parlant d’avenir. J’ai souvent l’impression que cette époque n’est plus révolue et qu’elle se revigore sous d’autres traits présentables et néanmoins intraitables. Nous glissons dans la pente et sommes au milieu de la forêt. Dix mètres qui comptent comme des kilomètres tant le changement est grand. Le bois efface le béton, le vert efface le gris, les gazouillis efface le trafic. Nous sommes à la campagne, Vegas gambade la queue en essuie-glace. Nous marchons longtemps, oubliés du monde. Nos joues sont roses et fraîches. Nous retrouvons la civilisation et je rattache mon chien à la laisse. Une rue pavée et ceinte de hauts murs nous accueille bientôt ; notre perception du temps et de l’espace est une nouvelle fois ébranlé. C’est un décor de cinéma à ciel ouvert ; j’y échafaude des scénarii haletants. Nous voilà à la sortie du périphérique, notre monde n’attend jamais longtemps pour de nouveau montrer ses crocs. Néanmoins des bâtisses se déploient au flanc de la colline, ignorant le réseau routier comme les barres de La Duchère. Elles sont dans un écrin à l’abri de l’agitation. Je n’ose imaginer la feuille d’impôts de ces nababs. Les jardins sont langoureux et les vérandas promettent des paysages sans fin. Nous sommes dans Tchekhov ou au bord du lac Léman. Je ne suis pas sûr que ses yeux-là voient la gare de triage de Vaise, ni les embouteillages et encore moins les questionnements des habitants du Plateau. Je reste fasciné par la cohabitation de telles différences. Simul et singulis. Être ensemble et soi-même. Semblables et singuliers. C’est la devise de la Comédie Française …

Nous remontons sur les hauteurs par un bosquet très sauvage et vitalisant. Nous faussons compagnie au papillon indicateur et abrégeons notre ballade ; nous humerons le secteur du Château et du Vallon une autre fois. Nous coupons par l’église du Plateau sertie dans son talus et nous retrouvons les verrues de la tour panoramique, vouées fort heureusement à l’excision. Je repasse par mon épicier favori et facétieux qui m’annonce le prix des mangues en dirhams. Je souris et emporte mon butin chez moi.

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