Entretemps 9


Au matin de la Saint-Séverin, nous rencontrons des étudiants Licence  Art du Spectacle à Lyon II. Je remarque comme d’habitude le sourire des filles et invente des chevauchées libertines avec un autre moi qui aurait moins de cheveux blancs et plus de sang frais. Nous les accueillons par petits groupes dans « notre » appartement avec pour mission de leur expliquer notre travail. L’obligation de formuler permet parfois l’éclaircissement de la tâche. Marie-Noëlle parle des plantes, de la boîte noire, du titre surprise en lettres réfléchissantes, du gyrophare et du hamac. Elle parle du douanier Rousseau et sa réalité rêvée. Je livre à mon tour quelques anecdotes et les invite à butiner sur le blog ce que je suis en train d’écrire ; ça m’évite les redondances et fera toujours une dizaine de lecteurs …Soudain, le déclic, je sais ce que je vais mettre au mur ; non pas une jungle de petits textes comme je l’envisageais sur les thèmes abordés par Marie-Noëlle, non, je vais mettre le texte sur l’Erythrée que j’ai écrit ici en avril dans le cadre du marathon des hauteurs. Ce n’est pas du recyclage, c’est simplement juste : je l’ai écrit à La Duchère en inventant une Afrique inconnue. Je n’ai pas les pinceaux d’Henri Rousseau, mais le processus est le même. Afrique inextricable et fascinante, imagerie d’Epinal hallucinée sur laquelle chacun peut faire pousser ses rêveries. J’aime également l’idée qu’une chose écrite sous la contrainte en avril puisse trouver son écrin en décembre ; les ramifications du hasard ne sont jamais à prendre à la légère. Je ne savais rien d’Entre-Temps à l’époque et les personnes qui m’ont imposé ce thème au printemps ne me connaissaient nullement. Tant d’aléas incontrôlables ne peuvent mener qu’au miracle. Petit miracle certes, je n’ai de Jésus que les cheveux.
L’évidence me surprend et m’enivre ; je m’essaie soudain à fracasser une paroi avec le fameux haltère. Le rebond me projette quasiment à terre.
Marie-Noëlle livre le secret des clubs de golf qu’elle veut accrocher au mur ; hommage à son aïeul, teinturier de soie, expert en blanc – 85 variations à son catalogue -, assassiné en 1928 par des sbires à la solde de La Volontaire, domaine qui s’étendait sur toute la colline de La Duchère jusqu’à la fin des années cinquante. La riche famille lyonnaise voulait mettre fin à une histoire d’amour qu’elle jugeait indigne de son blason. Massacré à coups de cannes, le prétendant a mis trois jours à succomber à ses blessures. Cette histoire a plombé la famille pendant des années, lourd tabou qui culpabilisait les victimes. Marie Christmas veut ainsi aider les siens à se libérer du poids du passé qui rend encore mutique son père. Plus tard, j’essaierai de trouver une trace de l’affaire dans le guide des faits-divers de Lyon en vain ; la riche famille a encore bien du pouvoir et a su éviter les arcanes judiciaires pour éviter de maculer son nom. Au-dessus des clubs de golf (transposition des cannes meurtrières et allégorie des nantis), nous pourrions inscrire l’épitaphe « Tué Volontaire ». Les étudiants regrettent que le public ne comprendra pas la portée du symbole. Nous plaidons coupables et revendiquons la part d’ombre de toute création qui permet à chacun d’échafauder son histoire. Nous sommes des justiciers de pacotille qui n’aspirons qu’à un battement d’ailes de papillon ; nous laissons ensuite le hasard démiurge réparer l’injustice comme il le souhaite.  

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